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10 octobre 2024

Editorial
Transition écologique et décision publique : entre experts et citoyens

 Pourquoi associer transitions, expertise et participation aux décisions dans cette édition de PCM ? Parce que deux éléments nouveaux majeurs, totalement absents il y a cinquante ans, ont marqué le monde professionnel auquel appartiennent beaucoup de lectrices et lecteurs de cette revue.


Pourquoi associer transitions, expertise et participation aux décisions dans cette édition de PCM ? Parce que deux éléments nouveaux majeurs, totalement absents il y a cinquante ans, ont marqué le monde professionnel auquel appartiennent beaucoup de lectrices et lecteurs de cette revue.

Il s’agit d’abord de l’émergence, dans le contexte de tous les programmes d’infrastructure et de gestion territoriale, des enjeux liés aux bouleversements du climat et de la biodiversité ; ensuite, de la reconnaissance du droit de toute personne[1] d’accéder aux informations et de participer à la préparation des décisions qui auront un impact sur l’environnement.

Ces deux facteurs bouleversent la conception des politiques publiques d’environnement et la conduite des projets. Il ne s’agit pas d’adapter à la marge ce qu’on appelait jadis la protection de la nature. C’est tout le fonctionnement de notre société qui est en jeu pour le présent et l’avenir, dans des domaines qui touchent directement bien sûr notre environnement et celui de nos descendants, mais aussi l’économie, la justice sociale, la santé. Et les décisions à prendre concernent toutes les échelles territoriales, de la plus locale à la plus mondialisée.

 

Rien de surprenant à ce que le débat de société sur des thèmes aussi importants provoque des désaccords ou des conflits : c’est plutôt un signe de vitalité démocratique. Encore faut-il, pour rendre ces désaccords féconds, qu’il y ait vraiment débat argumenté, organisé, permettant une préparation de décisions politiques qui laisse toute leur place à l’expertise scientifique et technique et à l’écoute de la société.

Pour adapter le cadre de ces débats aux défis actuels, le corpus juridique applicable a beaucoup évolué depuis quelques décennies : création des études d’impact en 1976, extension des enquêtes publiques à tous les enjeux environnementaux par la loi Bouchardeau en 1983, directives européennes sur l’évaluation environnementale des projets en 1985 et des plans et programmes en 2001, création de la Commission nationale du débat public en 1995 et extension de ses prérogatives en 2002, création de l’Autorité environnementale en 2009 et de ses missions régionales en 2014. Certes, sur les sujets environnementaux, les évolutions législatives et réglementaires françaises n’ont souvent été que la conséquence directe de politiques européennes plus actives. Et quelques détricotages de mesures de transition, au motif parfois commode de chasse aux normes ou à l’écologie dite punitive, sont parfois venues freiner ou remettre en cause des évolutions engagées. Mais le cadre juridique actuel donne une possibilité réelle de conduire un dialogue démocratique sur les projets et programmes techniques.

 

Dans ce contexte, la pratique du débat démocratique a connu des hauts et des bas depuis vingt ans. Le Grenelle de l’environnement en 2007-2008, avait constitué une innovation importante dans les pratiques de dialogue entre la société, les experts et les politiques sur ce thème. Mais en même temps, et dans les années suivantes, des projets emblématiques comme Notre-Dame-des-Landes, les bassines ou l’autoroute A69, ont pu laisser penser que seules la force publique ou les décisions de justice pouvaient faire aboutir les projets, ou que seule la désobéissance civile permettait de les faire modifier, dans une société de plus en plus clivée et rétive au dialogue.

Ce serait oublier qu’on ne parle pas des trains qui arrivent à l’heure : les projets, petits ou grands, qui conduisent à des décisions consensuelles ou des compromis acceptés après des concertations actives, sont bien plus nombreux que ceux qui entraînent des conflits durables. Et dans ces situations, il est rare que les oppositions ne s’appuient sur aucune raison objective qui mérite examen et discussion : les controverses ne sont pas là pour être évacuées ou contournées, mais pour être analysées, sur la base d’une argumentation des points de vue, en amont de tout arbitrage.

Au cours des deux dernières années, le cadre général de la transition écologique a fait l’objet d’une approche plus précise, fondée sur les travaux du Secrétariat général à la planification écologique qui clarifient les objectifs dans les principaux domaines techniques concernés. Même si les décisions politiques tardent parfois à venir, les pièces du puzzle, les objectifs de transition, l’expertise technique et les méthodes de participation du public à l’élaboration des décisions, sont en place.

 

Reste à voir comment cela fonctionne dans la vraie vie, pour construire dans chaque situation concrète des réponses à la hauteur des enjeux. C’est ce que nous avons cherché à observer dans ce numéro, en réunissant les témoignages de personnes engagées dans des démarches d’expertise ou de participation liées aux transitions à conduire. 

En les lisant, on se rappellera le fil conducteur proposé par le philosophe allemand Jürgen Habermas[2], pour qui une « participation inclusive » et une « délibération discursive » sont les seuls moyens de trouver des solutions « acceptables en raison ». La participation inclusive suppose que toute personne puisse participer à la préparation des décisions, et la délibération discursive rappelle que tous les éléments controversés doivent être argumentés et débattus, sans être limités aux seules solutions débattues par les porteurs du projet. Enfin, une solution acceptable en raison sera plus souvent un compromis qu’une solution qui recueille l’unanimité, dont la recherche est généralement illusoire.

Ce raccourci méthodologique ne fournit pas la liste des questions à traiter : de quel objet précis va-t-on débattre et avec qui ? Dans quel programme ou quelle politique plus vaste s’inscrit-il ? Quelles sont les alternatives ? Quels sont leurs impacts positifs ou négatifs, et les personnes ou les catégories de public concernées ? Comment se définissent les étapes du processus de décision ? Quelle est la légitimité de chaque personne physique ou morale à s’exprimer dans le débat ? Comment le résultat va-t-il influencer la décision prise et comment le public en sera-t-il informé ?

À partir de responsabilités institutionnelles ou opérationnelles différentes, les contributions réunies ici traitent toutes de la façon d’aborder certaines de ces questions, dans des situations réelles. Le but de ces présentations n’est pas de promouvoir certains projets considérés comme bons ou de critiquer des situations jugées mauvaises : il consiste à donner des éclairages sur la complexité des questions posées, et de la matière à réfléchir sur l’articulation toujours complexe et souvent instable entre les experts – qui savent –, les politiques – qui décident – et la société – pour qui on décide – dans les conditions réelles de la conduite des projets.


[1]     Notamment l’article 7 de la charte de l’environnement de 2005.

[2]     Espace public et démocratie délibérative : un tournant, Jürgen Habermas, Gallimard, coll. NRF essais (2023), p. 22.

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Auteur

Michel Badré
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