Retour au numéro
Partager sur :
Vue 64 fois
10 octobre 2024

Débat public : quel avenir pour la démocratie dialogique ?

Pierre Arène, doctorant en thèse Cifre et Judith Ferrando, codirectrice, travaillent pour Missions Publiques, une agence conseil spécialisée dans la conception, l’accompagnement et l’évaluation de dispositifs participatifs pour les acteurs publics. Ils réactualisent ici la notion de démocratie dialogique.


La démocratie participative est aujourd’hui inscrite dans le sens commun, et de plus en plus présente dans les discours et pratiques des décideurs techniques et politiques. Pour définir simplement cette notion particulièrement polysémique, nous nous référerons à celle qu’en donne Sandrine Rui pour DicoPart : « La démocratie participative désigne l’ensemble des procédures, instruments et dispositifs qui favorisent l’implication directe des citoyens dans le gouvernement des affaires publiques. ». Depuis plus de vingt ans, de multiples expérimentations (plus ou moins pérennes), des processus d’institutionnalisation (plus ou moins satisfaisants) et des théorisations (plus ou moins solides) ont vu le jour pour produire des projets et des décisions concertées.

Il est utile de faire un léger pas de côté en réactualisant la notion de démocratie dialogique conceptualisée en 2006 par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, dans leur ouvrage Agir dans un monde incertain – Essai sur la démocratie technique. Elle peut se définir comme une configuration qui permet l’émergence de forums délibératifs hybrides, associant publiquement des experts, des scientifiques, des profanes, des associations, des hommes politiques, pour investiguer collectivement des controverses sociotechniques.

Les notions aujourd’hui éprouvées de concertation, de participation et d’information du public sont le fruit d’un contexte particulièrement conflictuel, qui oppose généralement la mouvance environnementaliste aux décideurs politiques et techniques depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970. La notion d’intérêts généraux particuliers[i] a permis, dans les années 1990, de modifier en profondeur la conception de l’intérêt général et de l’utilité publique, mais aussi le rapport entre les citoyens jugés profanes et les experts. Il est souhaitable d’aller plus loin en tirant le bilan de ces décennies d’expérimentations et d’institutionnalisation pour croiser les savoirs techniques et citoyens, mais surtout à partir des expériences de professionnels de la concertation et de la délibération.

Les trois grandes configurations de dialogue entre expertises et savoirs citoyens que l’on rencontre indiquent que le terrain de cette démocratie dialogique est là, même s’il doit encore relever bien des défis.

"Trois configurations de dialogue entre expertises et savoirs citoyens se rencontrent sur le terrain. Elles aident à faire avancer le débat et l'écoute. Mais beaucoup reste à faire."

Une expertise verticale pour le droit à l'information

Cette première configuration est, historiquement, la plus répandue en France quand il s’agit de penser le lien entre citoyens profanes et experts. Ici, l’expert est au service du droit de l’information et de la formation du public. Les réunions organisées par la Commission nationale du débat public (CNDP), ou au niveau local, pourraient tout à fait entrer dans cette configuration en réunissant un collège d’experts devant un public généralement concerné, pour présenter leurs regards sur un ou plusieurs volet(s) du projet débattu.

Une expertise ressource au service des besoins

Dans cette deuxième configuration, l’expert a un tout autre rôle à jouer puisqu’il est invité à partir du besoin des citoyens. Ici, son rôle s’apparente davantage à celui d’une personne ressource disponible ponctuellement, ou tout le long du processus, pour suivre et répondre aux remarques et questions des participants au fur et à mesure de la démarche. Les citoyens sont davantage mis dans une position active et de coproduction des savoirs[ii], ce qui permet de déboucher sur des questions et argumentations nouvelles. Durant la Convention citoyenne pour le climat (CCC), cette configuration a fait ses preuves avec la constitution d’un groupe d’appui dont la mission était d’assister les membres de la convention durant leurs travaux.

Une expertise élargie pour le renforcement du dialogue

Le principal avantage de cette troisième configuration est d’élargir le champ de l’expertise en valorisant les actions des parties prenantes. Elle a pu être expérimentée lors de la Convention citoyenne locale sur le climat, organisée par l’intercommunalité d’Est Ensemble. Entre les sessions, les participants ont eu l’occasion de rencontrer une trentaine d’acteurs qui luttent au quotidien contre le changement climatique et pour la préservation de la biodiversité (associations et collectifs d’habitants, entreprises, mais aussi agents de la collectivité).

Il s’agit de reconnaître une pluralité d’expertises de natures différentes (académiques, associatives, etc.), mais qui méritent d’être confrontées sans hiérarchisation a priori de leur valeur. Les savoirs citoyens pluriels sont pris en compte (vécus, connaissances, compétences professionnelles, savoirs militants, etc.)[iii]. Cette configuration permet de mettre en lumière le travail concret des parties prenantes avec, comme principal bénéfice, de confronter les recommandations citoyennes et leurs intentions à l’épreuve du réel.

Les défis de la démocratie dialogique

Les Conventions citoyennes successives sur le climat et sur la fin de vie ont consacré une nouvelle catégorie produite par les dispositifs participatifs[iv] : le citoyen participant. Le risque principal est de céder à un fétichisme de « la parole citoyenne pure », qui fragiliserait les exercices de ce type pouvant facilement être qualifié de « démocratie à courte paille ». Et il serait démagogique et dangereux de remplacer une expertise, sous prétexte qu’elle serait imparfaite, par une parole citoyenne pure qui se passerait naturellement des experts scientifiques et techniques et des corps intermédiaires. Une telle logique serait contraire à l’idée initiale de démocratie dialogique : sortir d’une vision élitiste de la décision et de l’expertise par l’intermédiaire de « forums hybrides de recherche en plein air » agrégeant un ensemble de savoirs pluriels de différentes natures.

De ce point de vue, les expérimentations successives du Conseil économique, social et environnemental (Cese) qui fait travailler en bonne intelligence des citoyens participants avec des conseillers du Cese[v] semblent être une piste intéressante, à condition que ces démarches veillent à bien différencier les rôles et les prérogatives de chacun.

Qui porte l’expertise dans une concertation ?

La notion d’expertise est au centre d’innombrables conflits de légitimité. La CCC l’a démontré : avec des enjeux internes, relatifs à la procédure lorsque des participants ont remis en question la qualité d’experts de certaines personnalités auditionnées[vi] ; et des enjeux externes, avec des questionnements à répétition sur la légitimité même de l’expertise des participants (on se souvient des vives réactions à la proposition de la CCC d’abaisser à 110 km/heure la limite de vitesse sur les autoroutes).

Les notions de contre-expertises ou d’expertises complémentaires, introduites dans le cadre des débats publics portés par la CNDP sont également des cas d’école. Comment le débat public doit-il accueillir les participants qui s'autoproclament contre-experts ? C’est un point très débattu au sein même des équipes. Le cas récent du débat public Nouveaux réacteurs nucléaires et projet Penly[vii]  est particulièrement éclairant. Malgré l’organisation d’un atelier de clarification des controverses réunissant toutes les parties prenantes pour mettre à plat les arguments et contre-arguments autour d’une série de questions, les réunions publiques se sont limitées à des remises en cause de la véracité de tel ou tel propos.

Construire le cadre de la concertation

Le manque d’information ou son caractère biaisé est une critique régulière. Il semble judicieux d’organiser, dès les préludes d’une démarche de concertation, un cadrage avec le(s) public(s) et les parties prenantes. Cela peut être effectué sous des formes multiples et diverses, selon les moyens et les objectifs : pour à la fois pour stabiliser l’état des connaissances sur le sujet, identifier la question pertinente à poser et les types d’informations dont le grand public a besoin pour se forger une opinion. 

C’est un travail de déblayage qui demande un temps important, notamment pour s’entendre sur les désaccords. Le comité de gouvernance de la CCC a été directement confronté à cette contrainte et dû faire marche arrière sur l’analyse initiale des controverses d’experts qui aurait dû servir de base pour les conventionnels[viii]. Les controverses entre experts doivent se clarifier en amont des discussions avec le public, comme ce fut le cas dans le débat public sur le PNGMDR (Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs) en 2019.

Amorcer une analyse sur la vérification des faits

Depuis la pandémie du Covid-19, le fact-checking (vérification des faits) a le vent en poupe. Il n’en demeure pas moins que cette approche peut très vite donner le sentiment que l’on cherche à décréter, de façon unilatérale, le caractère légitime ou non d’une information apportée au cours des échanges. Or sur de nombreux sujets sociotechniques, il existe aujourd’hui une série de controverses qui ne sont pas stabilisées, et qui ne peuvent être réduites à de simples vérifications des faits.

Il paraît crucial d’amorcer une réflexion sur les conditions à réunir pour proposer des dispositifs de vérifications de l’information : ils renforceraient la légitimité des concertations. Quelques pistes intéressantes apparaissent :

  • assurer une composition plurielle qui prend en compte l’ensemble des parties prenantes et des visions existantes sur le sujet ou le projet ; 
  • veiller à rééquilibrer les asymétries de ressources (de temps, d’argent, etc.) pour assurer une parfaite équité entre les experts associés ;
  • inventer des nouveaux formats de vérification des faits qui peuvent varier en fonction des informations, en veillant systématiquement à mettre en lumière les controverses qui existent. Ici, l’objectif principal de la vérification des faits n’est pas de dire le vrai mais de mettre les propositions formulées à l’épreuve de la complexité et du réel. Et aussi les aider à décrypter les enjeux politiques derrière les questions techniques.

Sortir de la logique de boite à outils

La mode des conventions citoyennes a relégué en arrière-plan d’autres dispositifs délibératifs tout aussi stimulants pour une démocratie dialogique, à l’heure où les choix exigent des compromis et des bifurcations fortes. Par exemple, l’organisation en parallèle de jurys citoyens profanes et de jurys de parties prenantes, lors de la concertation organisée par l’Institut national du cancer en 2016 sur le dépistage du cancer du sein : elle mettait en parallèle des citoyennes et des professionnels de santé avec le même programme d’information et d’auditions, et des temps de croisement. Autre exemple, les conférences de consensus entre parties prenantes et citoyens, à l’instar de Nantes Métropole en 2012 sur les conditions d’implantation des antennes-relais. Ou encore l’organisation d’ateliers du futur, une méthode permettant à des parties prenantes aux intérêts contradictoires de coconstruire un plan d’actions partagé en trois étapes : diagnostic du présent, identification des futurs souhaitables, élaboration d’un plan d’action. Ces illustrations sont autant de formats qui ont fait leur preuve et qui mériteraient d’être réactivés ou revalorisés.

Alors que l’on perçoit une (timide) montée en puissance de dispositifs mixtes élus-citoyens (commissions délibératives mixtes du parlement bruxellois[ix]), il est souhaitable que ces expériences de dispositifs mixtes experts-citoyens-décideurs se multiplient et se pérennisent.

[i] Georges Mercadal, Le débat public : pour quel « développement durable » ?, 2e éd. augmentée d'une postface d'actualisation, Presses des Ponts, 2021.

[ii] Michel Callon, « Des différentes formes de démocratie technique », Environnement et responsabilité, entre le dire et le faire  no 9, janvier 1998.

[iii] Yves Sintomer, « Du savoir d’usage au métier de citoyen ? », Raisons politiques n° 31, no 3, 17 septembre 2008, p. 115-133.

[iv] C. Neveu, « 1. Habitants, citoyens : interroger les catégories », La démocratie participative, s. l., éd. La Découverte, 2011, p. 39-50.

[v] Le Cese a entrepris trois démarches de ce type dans le cadre de trois avis (Fractures et transitions, Générations nouvelles et Financement de la perte d'autonomie).

[vi] M. Gaborit, L. Jeanpierre, R Rozencwajg, « Les frontières négociées des assemblées citoyennes. Le cas de la Convention citoyenne pour le climat (2019-2020) », Participations n° 34, no 3, 15 février 2023, p. 173-204.

[viii] Jean-Michel Fourniau, « Gouverner une assemblée citoyenne ? Le rôle du comité de gouvernance de la Convention citoyenne pour le climat », 5 mai 2022, https://shs.hal.science/halshs-03511551

pdf icon pcm-n-917-6-9-missions-publiques.pdf

Auteurs

Judith Ferrando
Pierre Arène
Commentaires

Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.