
EDITORIAL
Le sol c'est l'humanité

Marc-André Selosse, professeur du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, auteur de L’Origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent (Actes Sud, 2021)
Nous méconnaissons notre dépendance aux sols. L’étymologie commune à humus et humain, qui renvoie aux cosmogonies où l’homme a été façonné à partir de sol, ne nous a pas assez inspirés. C’est dommageable.
Bien sûr, le sol est l’alimentation. Les plantes ou les animaux que nous mangeons en proviennent. Tous nos composants, hormis le carbone, viennent de là : azote, phosphore, calcium, magnésium, oligoéléments… Tous ont un jour été extraits de la pierre par des biofilms microbiens, qui déstabilisent les roches dans les sols, ou des bactéries fixant l’azote atmosphérique pénétrant dans les sols, ou encore des microbes recyclant la matière morte déposée au sol. Même la fertilité de l’océan vient des sols, apportée par les fleuves : c’est pour cela qu’on ne pêche que sur le littoral, car, ailleurs, faute de sol en mer, la fertilité coule vers les abysses. Revers de la médaille : les polluants des sols font facilement route vers nous. Par exemple, nous mangeons 1,4 fois la dose maximale recommandée de cadmium, un contaminant des phosphates miniers utilisés comme engrais, qui provoque problèmes rénaux et hépatiques, cancers et ostéoporose…
C’est le sol qui recueille l’eau et la filtre, physiquement ou par le métabolisme des êtres qui le peuplent. Il retient l’eau : c’est le château d’eau de nos écosystèmes, grâce à ses êtres vivants qui recréent la porosité au fur et à mesure qu’elle s’effondre. Le traitement de l’eau potable démontre en creux ce lien : on doit gérer les pollutions par des pesticides et leurs résidus, ou par les excès d’azote soluble issus de la fertilisation minérale. Certes, la vie du sol détruit 80 % des pesticides reçus. Mais le filtre est encrassé et il fuie : 7 % des pesticides se retrouvent dans les eaux… et parfois dans nos corps.
Les sols échangent enfin avec l’atmosphère, comme en témoigne l’odeur qui règne après la pluie : c’est l’odeur de terre, due à un composé des bactéries du sol, la géosmine, qui, chassée du sol par les eaux de pluie puis diluée dans l’air, donne ce parfum. Aujourd’hui, on s’aperçoit que des résidus de pesticides sont aussi restitués à l’air : on mesure, notamment en Occitanie, des teneurs aériennes significatives en lindane (interdit depuis 1998) ou en PCB (interdits en 1987). Le sol, qui normalement filtre l’air, se trouve ici encore encrassé.
Même la température de notre Terre dépend du sol : sa matière organique stocke du carbone, deux fois plus que l’atmosphère et trois fois plus que la biomasse vivante. Trop labouré, ce qui dope les respirations bactériennes, le sol relâche plus de CO2. Non seulement le travail des sols décuple leur érosion, mais, en plus, il défait le climat… Avec les apports de nitrates, qui favorisent l’émission de protoxyde d’azote, et avec les excès d’irrigation, qui encouragent les métabolismes méthanogènes, le travail du sol contribue à l’effet de serre. Alors que le stockage de la matière organique dans les sols devrait être un frein au changement climatique !
Nous mangeons, buvons, respirons et nous sommes thermostatés par le sol dont les êtres vivants assurent des fonctions environnementales vitales pour nous. Il faut comprendre ce que cela implique sur l’usage des pesticides, la fertilisation, la couverture végétale et le travail du sol. Revisitons, à l’aune des connaissances modernes, nos gestes de production. Car, oui, nous pouvons nourrir l’humanité sans compromettre ni sa santé ni son avenir. Pour nous tous, le sol doit être un écrin, pas un ensevelissement.

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